IX
LE THEATRE DU PRINCE
Je tombai dans le piège. Ou, pour être plus exact, cinq minutes de conversation suffirent pour qu’ils tendent leur traquenard. Je veux croire aujourd’hui encore qu’Angélica d’Alquézar n’était qu’une petite fille manipulée par ses aînés. Mais je ne peux en être sûr, même après l’avoir connue comme je le fis par la suite. Jusqu’à sa mort, je pressentis toujours en elle quelque chose qui ne s’apprend de personne : une méchanceté froide et réfléchie qui, chez certaines femmes, est là depuis l’enfance. Et peut-être même avant. Savoir qui furent les véritables responsables de ce qui allait suivre est une autre question qui nous mènerait trop loin. Ce n’est ni le lieu ni le moment de nous pencher sur elle. Pour résumer, il suffira de dire pour le moment que, de toutes les armes que Dieu et la nature ont données à la femme afin qu’elle se défende de la stupidité et de la méchanceté des hommes, Angélica d’Alquézar avait reçu plus que sa part.
L’après-midi du lendemain, alors que nous étions en route pour le théâtre du Prince, le souvenir que j’avais gardé d’elle, derrière la portière du carrosse noir, en bas du parvis de San Felipe, me mettait encore mal à l’aise, comme lorsqu’on écoute une pièce de musique dont l’exécution apparemment parfaite laisse percer tout à coup une note ou un mouvement mal assurés, quelque chose de faux. Je m’étais contenté de m’approcher et d’échanger quelques mots avec elle, fasciné par ses boucles blondes et son sourire énigmatique. Sans descendre de voiture, alors que la duègne était à faire des emplettes et que le cocher était occupé à ses mules, me laissant libre de m’approcher – chose qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille –, Angélica d’Alquézar m’avait encore remercié d’avoir mis en fuite les vauriens de la rue de Tolède. Me demandant si j’étais content de mon maître, le capitaine Batiste ou Triste, elle avait bien voulu s’intéresser à ma vie et à mes projets. Je fus un peu vantard, je le confesse. Ces yeux très bleus et grands ouverts, qui lui donnaient l’air d’écouter avec étonnement, m’encouragèrent à en dire plus qu’il n’était nécessaire. Je parlai de Lope de Vega, dont je venais de faire la connaissance sur le parvis, comme s’il était un ami de longue date. Et j’ajoutai que le capitaine et moi nous nous proposions d’assister à la représentation de L’Arenal de Séville qui devait avoir lieu le lendemain au théâtre du Prince. Nous bavardâmes un peu, je lui demandai son nom et, après un délicieux moment d’hésitation qu’elle passa à caresser ses lèvres avec un minuscule éventail, elle me le dit. « Angélica vient du mot ange », répondis-je, radieux. Elle me regarda en silence, amusée, si longtemps que je me crus transporté aux portes du paradis. Puis la duègne revint, le cocher se retourna vers moi, le carrosse s’éloigna et je restai immobile au milieu de tous ces gens qui allaient et venaient, avec la sensation d’avoir été arraché d’un coup à quelque lieu merveilleux. Mais la nuit, ne trouvant point le sommeil tant je pensais à elle, et le lendemain, en route vers le théâtre, quelques étranges détails me revinrent en mémoire. Aucune jeune fille de bonne famille n’aurait été autorisée à parler à un garçon inconnu en pleine rue. J’eus alors la sensation de frôler un danger mystérieux. Et j’en vins à me demander si tout cela n’était pas lié aux événements tumultueux des journées précédentes. Mais imaginer que cet ange blond pût avoir quelque chose en commun avec les coquins de la Porte des Ames me parut insensé. D’autre part, la perspective d’assister à la comédie de Lope de Vega m’obscurcissait le jugement. Comme disent les Turcs, c’est ainsi que Dieu aveugle ceux qu’il veut perdre.
Du monarque jusqu’au dernier des roturiers, l’Espagne de Philippe IV aima le théâtre avec passion. Les comédies, toujours en vers se déroulaient en trois journées ou actes. Les auteurs consacrés, comme nous l’avons vu à propos de Lope de Vega, étaient aimés et respectés, la popularité des comédiens et des comédiennes immense. Chaque première ou reprise d’une œuvre d’un auteur célèbre faisait accourir le peuple comme la cour. Et chacun retenait son souffle, admiratif, pendant les trois heures ou presque que durait le spectacle. En ce temps-là, les représentations se donnaient à la lumière du jour, l’après-midi, après le déjeuner, dans des théâtres en plein air. Il y en avait deux à Madrid : celui du Prince, aussi appelé La Pacheca, et le théâtre de la Croix. Lope de Vega aimait à donner la primeur de ses œuvres dans ce dernier qui avait également la faveur du roi, grand amateur de théâtre comme son épouse, Doña Isabelle de Bourbon. Et la passion de notre monarque, enclin aux élans de la jeunesse, s’étendait aussi, clandestinement, aux plus belles comédiennes du moment, parmi lesquelles Maria Calderón, dite La Calderóna, qui lui donna un fils, le deuxième Don Juan d’Autriche.
On donnait ce jour-là au théâtre du Prince une célèbre comédie de Lope de Vega, L’Arenal de Séville. L’attente du public était grande. Très tôt le matin, les gens avaient commencé à arriver en groupes animés et, dès midi, on se pressait dans l’étroite rue où se trouvait l’entrée du théâtre, voisin du couvent de Santa Ana. Juan Vicuna et le licencié Calzas, eux aussi grands admirateurs de Lope de Vega, nous avaient rejoints en cours de route. Don Francisco de Quevedo vint grossir notre petit groupe devant l’entrée. Il nous fallut jouer des coudes tant il y avait de monde. La ville et la cour étaient là : depuis les gens de qualité dans les loges qui donnaient sur la scène, à demi fermées par des jalousies, jusqu’aux simples spectateurs qui occupaient les gradins latéraux et le parterre, assis sur des bancs de bois. Au théâtre comme à l’église, les femmes étaient séparées des hommes. Quant à l’espace libre qui s’étendait derrière, il était réservé à ceux qui suivaient les représentations debout : ces fameux mousquetaires placés sous la direction du savetier Tabarca qui nous salua, grave et solennel, imbu de l’importance de son rôle. À deux heures, la rue et les entrées du théâtre du Prince fourmillaient de commerçants, d’artisans, de pages, d’étudiants, de prêtres, d’écrivains publics, de soldats, de valets, d’écuyers et de coquins qui, pour l’occasion, portaient la cape, épée et dague à la ceinture, se donnant du « monsieur » mais prêts à en venir aux mains pour s’assurer une place. À cette atmosphère aussi tapageuse que fascinante venaient s’ajouter les femmes qui prenaient place dans un grand tourbillon de robes, de mantes et d’éventails, dévisagées par tous les galants qui se tortillaient les moustaches dans les loges et au parterre. Elles aussi s’empoignaient pour s’assurer d’une place assise et plus d’une fois les autorités durent intervenir pour ramener un peu d’ordre. Bref, ce n’était qu’altercations entre ceux qui cherchaient un banc ou essayaient d’entrer sans payer, entre ceux qui avaient loué un siège et ceux qui le leur disputaient. Pour un oui ou pour un non, on mettait la main à l’épée. Un alcalde entouré d’une escouade d’alguazils tentait à grand-peine de calmer les esprits. Les nobles eux-mêmes y allaient parfois de leurs chamailleries : les ducs de Feria et de Rioseco, jaloux des faveurs d’une comédienne, s’étaient un jour étripés en plein milieu d’une comédie, prétendument pour une question de places. Le licencié Luis Quinones de Benavente, un Tolédan timide et fort bon garçon que nous connûmes, le capitaine Alatriste et moi, a décrit dans une de ses satires cette atmosphère enfiévrée dans laquelle les coups de lame n’étaient point rares :
Devant les portes et sur leur pas, on croise le fer et on se bat, à coups de dague à coups d’épée pour se faufiler sans payer.
Singulier caractère que le nôtre. Comme quelqu’un allait l’écrire plus tard, au motif de la faim, de l’ambition, de la haine, de la luxure, de l’honneur ou du patriotisme, on a toujours affronté le danger, on s’est battu, on a défié l’autorité, on a menacé la vie ou la liberté d’autrui. Mais empoigner une dague et se hacher menu pour assister à une représentation de théâtre, on ne l’a jamais vu que dans cette Espagne des Autrichiens, celle que je connus du temps de ma jeunesse, pour le meilleur et plus souvent pour le pire : l’Espagne des prouesses quichottesques et stériles, qui mesura toujours sa raison et son droit à la pointe orgueilleuse d’une épée.
Nous arrivâmes donc à la porte du théâtre après nous être faufilés entre les groupes de gens et les mendiants qui se pressaient pour demander l’aumône. Naturellement, la moitié étaient de faux aveugles, de faux boiteux, de faux manchots et de faux infirmes, de prétendus hidalgos victimes de la malchance qui mendiaient non par nécessité, mais par accident. Il fallait même s’excuser d’un courtois « Veuillez me pardonner, je n’ai point ma bourse sur moi » si vous ne vouliez pas vous faire apostropher vilainement. C’est que les peuples sont différents, même dans la façon de quémander : les Teutons chantent en groupe, les Français vous adressent prières et jaculatoires serviles, les Portugais se lamentent, les Italiens récitent par le menu leurs maux et leurs misères, les Espagnols sont arrogants et vous menacent, pleins d’outrecuidance et d’insolence.
Nous payâmes un cuarto à la première porte, trois à la seconde pour les œuvres des hôpitaux et vingt maravédis pour obtenir des places assises. Naturellement, celles qui nous furent attribuées étaient déjà occupées mais, ne voulant pas se prendre de querelle devant moi, le capitaine, Don Francisco et les autres décidèrent de rester au fond, avec les mousquetaires. Je regardais autour de moi, les yeux écarquillés, fasciné par la foule, les vendeurs de boissons et de friandises, le bruit des conversations, le tourbillon des vertugadins, des robes et des basquines dans le parterre des femmes, les silhouettes des gens de qualité que l’on devinait dans les loges. On disait que le roi en personne assistait incognito aux représentations qui étaient de son agrément. Et la présence ce jour-là de plusieurs membres de la garde royale sur les escaliers, sans uniforme mais apparemment de service, indiquait peut-être qu’il était là. Nous regardions, espérant entrevoir notre jeune monarque ou la reine, mais nous ne reconnûmes ni l’un ni l’autre dans ces visages aristocratiques qui, de temps en temps, se laissaient voir derrière les jalousies. Nous vîmes en revanche le grand Lope de Vega que le public acclama quand il fît son apparition. Nous aperçûmes aussi le comte de Guadalmedina, accompagné d’amis et de quelques dames. Il répondit par un sourire courtois au salut que le capitaine Alatriste lui adressa du parterre en touchant le bord de son chapeau.
Des amis ayant invité Don Francisco de Quevedo à s’asseoir avec eux, il les rejoignit après s’être excusé auprès de nous. Juan Vicuna et le licencié Calzas se tenaient un peu à l’écart, conversant sur la pièce que nous allions voir et que Calzas avait beaucoup appréciée des années plus tôt, lors de la première représentation. À côté de moi, le capitaine me faisait de la place pour que je puisse rester au premier rang des mousquetaires, derrière la rambarde du parterre. Il avait acheté des gaufres et des oublies que j’avalai avec délices, tandis que sa main reposait sur mon épaule pour que les mouvements de la foule ne m’emportent pas trop loin. Tout à coup, je la sentis se raidir, puis se retirer lentement pour se poser sur le pommeau de son épée.
Suivant la direction de son regard qui s’était durci, je découvris dans la foule les deux hommes qui, la veille, avaient tourné autour de nous sur le parvis de San Felipe. Ils s’étaient mêlés aux mousquetaires et il me sembla les voir échanger un signe de connivence avec deux autres hommes qui venaient d’entrer par une porte voisine et s’avançaient vers eux. Chapeau enfoncé sur la tête, cape jetée sur l’épaule, moustaches retroussées, barbiche en pointe, quelques balafres sur le visage, bien campés sur leurs pieds, le regard perfide, ils étaient à n’en pas douter des sicaires que l’on paye tant le coup d’épée. Le théâtre en était rempli, bien entendu. Mais ces quatre individus semblaient s’intéresser singulièrement à nous.
On entendit frapper les coups qui annonçaient le début du spectacle, les mousquetaires crièrent « Chapeaux ! », tout le monde se découvrit, le rideau s’ouvrit et, oubliant les quatre sbires, mon attention fut aussitôt captivée par ce qui se passait sur la scène où apparaissaient déjà Doña Laura et Urbana. Devant la toile de fond, un petit décor de carton peint représentait la Tour de l’Or, à Séville.
— Fameux est l’Arenal.
— Ne le serait-il plus ?
— Ah, jamais il n’y eut au monde vue égale.
Aujourd’hui, je m’émeus encore au souvenir de ces vers, les premiers que j’entendis jamais prononcer sur la scène d’un théâtre, d’autant plus que la comédienne qui incarnait Doña Laura, la très belle Maria de Castro, allait tenir plus tard une certaine place dans la vie du capitaine Alatriste et dans la mienne. Mais ce jour-là, au théâtre du Prince, elle n’était que la belle Laura dans le port de Séville, accompagnée de sa tante Urbana, Séville où les galères s’apprêtaient à appareiller et où se trouvaient par hasard Don Lope et Toledo, son domestique.
Il faut bien abréger, puisqu’ils veulent partir. C’est victoire que fuir l’appât de la beauté !
Tout disparut autour de moi, suspendu que j’étais aux paroles qui sortaient de la bouche des acteurs. Bien entendu, quelques minutes plus tard, j’étais moi aussi à Séville, follement amoureux de Laura. J’enviais la vaillance des capitaines Fajardo et Castellanos et je rêvais de ferrailler avec les alguazils et les argousins avant de m’embarquer dans l’Armada du roi, disant, comme Don Lope de Vega :
J’ai dû tirer l’épée.
C’est pour un gentilhomme
il est vrai ; c’est en somme
le dégoût honorer,
si l’on a quelque estime.
Car affronter, même un dément,
un absent, qui effrontément vous offense,
je vous l’affirme,
c’est s’estimer homme de frime.
Sur ce, un spectateur qui se trouvait à côté de nous se pencha vers le capitaine pour lui dire de se taire, alors que celui-ci n’avait pas dit un mot. Je me retournai, surpris, et je vis le capitaine regarder avec attention l’homme qui l’avait pris à parti : un individu à la mine plutôt patibulaire, cape pliée en quatre sur l’épaule, la main sur la poignée de son épée. La représentation continuait et je me retournai vers la scène. Diego Alatriste se tenait parfaitement coi, mais l’homme à la cape revint à la charge, le regardant d’un air fort peu amène, grommelant à voix basse que certains ne respectaient pas le théâtre et empêchaient les autres d’écouter. Je sentis alors la main du capitaine, qu’il avait reposée sur mon épaule, me pousser doucement. Puis je vis qu’il écartait sa cape pour dégager la poignée de la dague pendue à sa ceinture. Sur ces entrefaites, le premier acte prit fin et l’assistance se mit à applaudir. Alatriste et notre voisin se regardèrent dans les yeux, sans un mot, et les choses en restèrent là. Un peu plus loin, les quatre individus nous observaient, deux de chaque côté.
Pendant le ballet de l’entracte, le capitaine chercha des yeux Vicuna et le licencié Calzas. Il me confia à eux, prétextant que je verrais mieux le deuxième acte d’où ils étaient. Au même instant, des applaudissements retentirent et les gens se tournèrent tous vers l’une des loges où le public avait reconnu le roi qui était entré discrètement au début du premier acte. Je vis alors pour la première fois son visage pâle, ses cheveux blonds ondulés sur le front et les tempes, et cette bouche charnue, héritée des Habsbourg, que ne soulignait pas encore la moustache qu’il porterait plus tard. Notre monarque était vêtu de velours noir, avec une collerette empesée et de sobres boutons d’argent, se conformant lui-même à l’édit d’austérité qu’il venait de signer afin de restreindre le luxe de la cour. Dans sa main pâle et fine aux veines bleutées, il tenait négligemment un gant de peau qu’il portait de temps en temps à sa bouche pour dissimuler un sourire ou adresser quelques mots à ceux qui l’entouraient, parmi lesquels l’assistance enthousiaste avait reconnu, à côté de plusieurs gentilshommes espagnols, le prince de Galles et le duc de Buckingham que Sa Majesté avait bien voulu, tout en gardant officiellement l’incognito – tous étaient couverts, comme si le roi n’était pas là –, inviter au spectacle. La sobriété grave des Espagnols contrastait avec les plumes, les rubans, les ganses et les bijoux des deux Anglais, dont la bonne mine et la jeunesse enchantèrent les spectateurs. Entre deux coups d’éventail, les compliments fusaient dans le parterre des femmes, accompagnés d’œillades dévastatrices.
Le deuxième acte commença et je le suivis avec autant d’attention que le premier, buvant les moindres gestes et paroles des comédiens. Au moment où le capitaine Fajardo récitait sa tirade :
« Cousine », dites-vous. Ne sais si cette cousine vous chante ; car cette chanterelle n’est que corde fausse et tangente.
L’homme à la cape pliée en quatre interpella une fois encore Diego Alatriste. Deux de ses comparses qui s’étaient rapprochés durant l’entracte vinrent le rejoindre. Le capitaine connaissait bien ce manège pour l’avoir pratiqué plusieurs fois. L’affaire était claire comme de l’eau de roche, d’autant plus que les deux autres coupe-jarrets s’avançaient eux aussi à travers la foule. Le capitaine regarda autour de lui. Détail significatif : on ne voyait nulle part l’alcalde et les alguazils chargés de maintenir l’ordre durant les représentations. Le licencié Calzas ne maniait pas les armes et Juan Vicuna, déjà dans la cinquantaine, n’était guère habile de son unique main. Quant à Don Francisco de Quevedo, il se trouvait assis deux rangées plus loin, captivé par le spectacle, ignorant tout de ce qui se tramait derrière lui.
Le pire était que l’auditoire, encouragé par les apostrophes des provocateurs, commençait à regarder de travers le capitaine, comme s’il dérangeait vraiment la représentation. Ce qui allait suivre était donc aussi sûr que deux et deux font quatre. Mais dans le cas qui nous occupe, trois plus deux faisaient cinq. Et cinq contre un, c’était trop, même pour le capitaine.
Diego Alatriste tenta de gagner la porte la plus proche. Contraint à se battre, il serait plus à son aise dans la rue qu’au beau milieu de cette foule où l’on ne tarderait guère à le percer comme un crible. Et puis, il y avait aussi deux églises toutes proches où il pourrait trouver asile si d’aventure la justice se mettait elle aussi de la partie. Mais les autres lui barraient la route et l’affaire semblait vouloir tourner au vinaigre. Le second acte prit fin sous les applaudissements. Les provocations des sicaires redoublèrent et la populace commença à y faire écho. On échangea des mots, le ton monta. Finalement, entre deux insultes, quelqu’un prononça le mot de « maraud ». Diego Alatriste prit une profonde respiration. Le sort l’avait voulu. Résigné, il posa la main sur son épée et dégaina.
Au moins, se dit-il alors, deux de ces fils à putain allaient l’accompagner en enfer. Puis, sans même se mettre en garde, il donna un coup horizontal sur la droite pour éloigner les fripouilles qui le serraient de plus près et, de l’autre main, s’empara de sa dague biscayenne. Ce fut l’émoi dans le public qui s’écarta tandis que les femmes se mettaient à crier et que les occupants des loges se penchaient pour mieux voir. Comme nous l’avons déjà dit, il n’y avait rien d’étrange à l’époque à ce que le spectacle se déplaçât de la scène au parterre et tous se préparaient à jouir de l’aubaine : en un instant, on fit cercle autour des adversaires. Le capitaine, sûr qu’il ne pourrait résister bien longtemps face à cinq hommes armés et connaissant leur métier, décida de ne pas donner dans les finesses de l’escrime et, au lieu de chercher à sauver sa peau, s’employa de son mieux à trouer celle de ses ennemis. Il donna un coup à l’homme à la cape pliée en quatre, sans grand résultat, puis, sans s’arrêter à voir l’effet de sa première attaque, se pencha pour frapper aux jambes un deuxième agresseur avec sa biscayenne. Puisque nous parlons arithmétique, cinq épées et cinq dagues faisaient dix lames d’acier qui fendaient l’air. Les coups pleuvaient comme la grêle. L’un d’eux passa si près qu’il taillada une manche du pourpoint du capitaine. Un autre lui aurait traversé le corps s’il ne s’était pas pris dans sa cape. Frappant à gauche et à droite, croisant le fer avec l’un, donnant de la biscayenne à l’autre, il fit reculer deux de ses adversaires. Puis il sentit le fil coupant et froid d’une lame. Le sang se mit à couler entre ses sourcils. Il était blessé à la tête. Tu es foutu et bien foutu, mon vieux Diego, se dit-il dans un dernier moment de lucidité. Il est vrai qu’il était épuisé. Ses bras lui pesaient comme du plomb et le sang l’aveuglait. Il leva la main gauche, celle qui tenait la dague, pour s’essuyer les yeux, et c’est alors qu’il vit une épée pointée vers sa gorge. Mais tout à coup retentit la voix tonitruante de Don Francisco de Quevedo : « Alatriste ! À moi ! À moi ! ». Le poète avait enjambé les bancs et la rambarde du parterre. L’épée au clair, il fit dévier le coup.
— Cinq contre deux, la partie est plus égale ! s’exclama le poète, flamberge au vent, puis il salua le capitaine d’une joyeuse inclinaison de la tête. Puisqu’il faut nous battre, battons-nous !
Et de fait il se battait comme un démon, sans que sa boiterie le gênât le moins du monde. Sans doute songeait-il au dizain qu’il allait composer s’il sortait indemne de cette échauffourée. Ses besicles avaient glissé et se balançaient sur sa poitrine au bout de leur cordon, à côté de la croix rouge de Saint-Jacques. Il attaquait, féroce, en sueur, avec toute la hargne qu’il réservait habituellement à ses vers mais que, dans des occasions comme celle-ci, il savait aussi distiller à la pointe de son épée. La fougue de sa charge inattendue retint les agresseurs. Don Francisco parvint même à en blesser un d’un bon coup qui traversa le baudrier jusqu’à l’épaule.
Les assaillants se regroupèrent et ce fut à nouveau une pluie de coups d’épée. Les comédiens eux-mêmes étaient ressortis sur la scène pour contempler le spectacle.
Ce qui arriva ensuite appartient à l’Histoire. Les témoins racontent que, dans la loge royale, Sa Majesté, le prince de Galles, Buckingham et leur suite de gentilshommes regardaient la bagarre avec un intérêt extrême et des sentiments divers. Notre monarque, comme c’est bien naturel, n’appréciait guère qu’on troublât ainsi l’ordre public en son auguste présence, même si celle-ci n’était pas officielle. Mais, jeune et l’esprit chevaleresque, il n’était point trop fâché que ses hôtes assistassent à une démonstration spontanée de la bravoure de ses sujets, qu’ils avaient eu d’ailleurs maintes occasions d’affronter sur les champs de bataille. Ce qui est sûr, c’est que l’homme qui se battait seul contre cinq le faisait avec un courage inouï, avec la force du désespoir, s’attachant en quelques coups d’épée la faveur du public, arrachant des cris d’angoisse aux femmes quand elles le voyaient cerné de trop près. À ce qu’on raconte, le roi hésita entre le protocole et son goût pour les armes. Il tarda quelque peu à ordonner au chef de sa garde, en habit ordinaire, d’aller rétablir l’ordre. Au moment où il allait enfin ouvrir la bouche pour manifester sa volonté royale et sans appel, tout le monde vit avec admiration Don Francisco de Quevedo, si connu à la cour, se précipiter à la rescousse avec sa fougue habituelle.
Mais le véritable coup de théâtre fut tout autre. Le poète avait crié le nom d’Alatriste en entrant en lice, et le roi, qui allait de surprise en surprise, vit Charles d’Angleterre et le duc de Buckingham échanger un regard.
— Alatruiste ! s’exclama le prince de Galles de sa voix juvénile.
Après s’être incliné un instant par-dessus la balustrade, il regarda avec avidité la scène qui se déroulait en bas, puis se retourna vers Buckingham, et ensuite vers le roi. Depuis qu’il était à Madrid, il avait eu le temps d’apprendre quelques mots d’espagnol, et c’est en ces termes qu’il s’adressa à notre monarque :
— Exciousez-moi, sire… J’ai ioune dette avec ce homme… À lui je dois ma vie.
Aussitôt, flegmatique et serein autant que s’il avait été dans un salon du palais de Saint-James, il ôta son chapeau, enfila ses gants et, cherchant son épée, regarda Buckingham avec un parfait sang-froid.
— Steenie, dit-il simplement. Puis, l’épée à la main, sans plus attendre, il descendit l’escalier, suivi de Buckingham qui dégainait à son tour. Abasourdi, le roi ne sut s’il devait les retenir ou continuer à regarder le spectacle. Lorsqu’il retrouva la contenance qu’il avait été sur le point de perdre, les deux Anglais étaient déjà en train de ferrailler avec les cinq hommes qui encerclaient Francisco de Quevedo et Diego Alatriste. Le combat fut de ceux qui font époque. Toute l’assistance, du parterre jusqu’à la galerie, aux loges et au paradis, éclata aussitôt en applaudissements et en cris d’enthousiasme. Le roi réagit enfin et, debout, se retourna vers ses gentilshommes, leur ordonnant de faire cesser immédiatement cette folie. Un de ses gants tomba à terre. Chez un homme dont les possessions s’étendaient aux deux mondes et qui en quarante ans de règne ne haussa jamais un sourcil en public, c’est dire à quel point il avait bien failli perdre les étriers dans une loge du théâtre du Prince.